La nature, ce paradis perdu…

Du jardin d’Éden aux jungles mystérieuses, des forêts inexplorées et hostiles aux paysages bucoliques, la nature revêt de multiples représentations. La question de la place des humains — au-dessus, au-dehors, avec, au centre… — détermine la façon de la considérer.

Cet article volontairement assez simple propose au lecteur une réflexion sur ce qu’est réellement la nature et s’il est si facile que ça de la définir.

Durée de lecture : 8 min
Difficulté :
moyenne

SOMMAIRE

À la rencontre des écosystèmes
La diversité de la vie
Ad Naturam
Beyond nature
Adam et Ève sur le divan

À la rencontre des écosystèmes

Les écosystèmes sont des milieux dynamiques composés d’êtres vivants tels que les bactéries, les champignons, les végétaux, les animaux… Ils dépendent de facteurs abiotiques, ou physico-chimiques, qui sont de plusieurs types :

  • les facteurs édaphiques : texture, structure, porosité, teneur en eau, degré d’acidité et teneur en éléments minéraux du sol ;
  • les facteurs climatiques : pluviosité (humidité atmosphérique), lumière (ensoleillement), température, air (vent, dispersion des semences et pollinisation) ;
  • les facteurs chimiques : concentrations de gaz de l’air (dioxygène, dioxyde de carbone, diazote, etc.) et concentrations en éléments minéraux (calcium, fer, phosphate, nitrate, etc.) ;
  • les facteurs topographiques : altitude, exposition, pente, latitude.

Les écosystèmes sont aussi le résultat de facteurs biotiques créés par l’empreinte laissée par les êtres vivants — ou espèces ingénieures — sur le milieu dans lequel ils survivent. Parmi les facteurs biotiques, on retrouve les influences mécaniques et chimiques des espèces ingénieures autogéniques (les végétaux) et celles des espèces ingénieures allogéniques (les animaux, humains compris). Les espèces ingénieures autogéniques modifient l’habitat — ou l’écosystème — du seul fait de leur croissance ou existence (réseau racinaire des plantes, floraison, graines, pollinisation… ; photosynthèse, décomposition, toxines libérées par les plantes), tandis que les espèces ingénieures allogéniques le façonnent du fait de leurs activités (déplacements, fouissage, destructions, constructions, réalisations humaines… ; urines, fèces, déchets divers, décomposition, pollutions et rejets industriels, domestiques et agricoles).

Parmi tous ces facteurs biotiques, la majeure partie est constituée de mécanismes ayant pour finalité la transformation du milieu afin d’y rendre la survie moins hostile.

Les espèces ingénieures allogéniques qui interviennent le plus sur les écosystèmes sont les castors, les éléphants, le sanglier, l’écureuil, le tatou géant, les pics-verts, le guêpier d’Europe, les fourmis, les vers de terre… et celle qui remporte la palme haut la main : l’espèce humaine.

Comme nous venons de le voir, un écosystème n’est jamais statique. En effet, il évolue en permanence sous l’influence de multiples contraintes extérieures : facteurs abiotiques, présence d’animaux humains et non-humains, de plantes envahissantes… Il est fait de déséquilibres constants et ne parvient jamais à une stabilité pérenne. Chaque écosystème a ses particularités et son fonctionnement propre. Comme l’explique le biologiste et écologue Bernard Chevassus-au-Louis, « Cette notion d’état d’équilibre, entité mathématique abstraite, est donc parfaitement impossible à transposer dans le monde réel. En fait, les écosystèmes tendent bien vers un état d’équilibre théorique, jusqu’à ce qu’une perturbation ou une modification de l’environnement ne les fasse changer de trajectoire, et ce jusqu’à la prochaine perturbation. »

La diversité de la vie

Henri Rousseau — Le rêve (image recadrée)

Dans sa définition la plus commune, la biodiversité inclut l’ensemble des espèces et des êtres vivant sur Terre et/ou dans un écosystème spécifique. Ce terme désigne la variété des éléments qui constituent le vivant tels que les animaux, les végétaux, les bactéries…, mais aussi leurs interactions entre eux et avec leur environnement. Cette biodiversité se décompose en trois niveaux :

  • La diversité génétique qui porte sur la diversité des gènes entre individus et celle existant au sein d’une seule et même espèce ;
  • La diversité spécifique qui décrit la diversité des espèces vivantes en s’intéressant à leur nombre, à leur position dans la classification du vivant et à leur répartition dans un environnement donné ;
  • La diversité écosystémique qui distingue la variété des écosystèmes déserts (chauds ou froids), marécages, plaines, forêts, toundras, récifs coralliens…

Comme les écosystèmes, la biodiversité évolue sans cesse. L’un comme l’autre n’ont rien d’immuable ni de stable.

Ad Naturam

Henri Rousseau — Combat de tigre et buffle (image recadrée)

Définir le concept de nature est moins aisé. Plusieurs visions, plusieurs définitions cohabitent selon notre rapport au réel et l’endroit de la planète d’où nous venons. Chez certains, le mot « nature » n’existe même pas. Selon que nous sommes occidentaux, orientaux, lapons ou tribus aborigènes, ce vocable ne recouvre pas le même sens. La nature est autant une expérience du monde sensible, culturelle qu’un sujet scientifique ou métaphysique. La question de la place des humains par rapport à la nature détermine la façon que nous avons de la considérer.

L’anthropologue Philippe Descola considère que le « terme [de nature] est un piège occidental, dualiste et intenable ». Il préfère parler d’humain et de non-humain.

Pour le philosophe Maurice Merleau-Ponty, notre vision de la nature est marquée par notre subjectivité : « On suppose une objectivité absolue du réel et on oublie qu’il ne peut se révéler qu’à travers une dimension marquée par la subjectivité. » Pour lui, ce n’est pas la chose qui compte, mais plutôt la perception que l’on en a. La nature n’a pas de réalité objective, c’est un métaconcept. Elle est l’aboutissement du binôme indissociable : nature-culture. Il n’en existe pas de perception pure qui soit non influencée par l’histoire ou les expériences vécues.

Beyond nature

Henri Rousseau — L’octroi (image recadrée)

Selon Nicole Huybens, psychosociologue et autrice, il existe « quatre visions de la relation Homme-Nature : une vision anthropocentrique, une vision biocentrique, une vision écocentrique et une vision multicentrique[1]. »

La vision égocentrée

L’anthropocentrisme est la vision du monde occidental qui considère que l’humain est séparé de la nature. Selon la tradition judéo-chrétienne et la pensée grecque comme humaniste, l’homme serait la mesure de toute chose et se placerait en position de domination vis-à-vis de la nature. Celle-là, pour la majorité des Occidentaux, serait tout ce qui est extérieur aux humains. Il est souvent convenu que, sans intervention humaine, on atteindrait l’état théorique du climax où l’ensemble des éléments naturels en interaction et les écosystèmes seraient « équilibrés ».

Selon Philippe Descola, « Le concept de nature est une invention de l’Occident », car dans les sociétés primitives, aucune frontière n’existe entre l’espèce humaine et les autres. Selon cette vision, sans doute héritée du christianisme, la nature aurait sa propre logique, elle s’autorégulerait sans autre finalité que de se maintenir et de se reproduire. Elle aurait une finalité globale, un ordre quasi divin. 

Dans cette vidéo, le philosophe et essayiste Yves Bonnardel évoque le fait qu’on ne s’interroge pas sur ce qui est éthique dès lors qu’il apparaît « naturel » de faire telle ou telle chose. On se pose plutôt cette question : « Qu’est-ce qui est supérieur ou inférieur ? » De ce fait, l’humain se positionne au-dessus des autres espèces : il a une âme, il domine. C’est cette vision du monde qui a servi à justifier toutes les dominations qui consistent à s’approprier une classe d’individus et à l’asservir. L’esclavage, la colonisation, le patriarcat, l’élevage… découlent tous de ces idéologies de domination de la nature.

Pour Yves Bonnardel, il est scientifiquement et éthiquement incorrect de séparer les humains des non-humains, comme le suppose cette définition de la nature qui range la raison et la maîtrise de soi du côté des hommes, tandis que l’immaturité, la déraison et l’instinct symbolisent la nature qui doit être gouvernée.

La nature extérieure à l’humain n’existe tout simplement pas : il n’y a plus de terres que l’humain n’ait foulées. Jusque dans l’espace, nous explorons et modifions notre environnement. Nature et culture sont donc indissociables.

La vision sacrée

Le biocentrisme incarne l’idée d’une nature sacrée où toute vie doit être respectée. Chaque être vivant, quel qu’il soit, y possède une valeur intrinsèque qu’il faut considérer. Il doit s’accomplir selon ses propres voies et mérite d’être pris en compte et protégé au même titre qu’un autre. Cette vision, souvent critiquée pour son abolition de toute hiérarchie entre les êtres vivants, implique qu’il n’y aurait pas de raison de choisir le camp des humains quand il se trouve en butte à d’autres espèces qu’elles soient animales ou végétales.

La vision globale

L’écocentrisme propose, lui, une vue élargie du biocentrisme en y incluant les espèces, les communautés d’êtres vivants et les écosystèmes. Philippe Descola déclarait que « Nous aurons accompli un grand pas le jour où nous donnerons des droits non plus seulement aux humains, mais à des écosystèmes, c’est-à-dire des collectifs incluant humains et non-humains, donc à des rapports et plus seulement à des êtres[2]. »

L’écocentrisme appelle les humains à respecter les lois de la nature et à analyser les conséquences de leurs actes sur les écosystèmes. « Contempler la beauté du monde, le penser comme un tout et harmoniser les conduites humaines aux lois de la nature sont les piliers de la vision écocentrique ». L’espèce humaine y est au même niveau que les autres et en totale interdépendance.

Pourtant, dans la vision écocentrique, l’homme reste comme étranger à la nature, comme s’il n’y participait pas vraiment.

Qu’en est-il de la situation réelle, celle où il est partie prenante de la nature, celle où il est en réalité indissociable de son mouvement ?

La vision moderne

Enfin, le multicentrisme qui va au-delà de l’écocentrisme et conclut que l’important se trouve dans la complémentarité homme-nature. Il inclut et dépasse les trois visions précédentes. L’humain coévoluerait avec la nature en établissant un partenariat avec elle. Doué de capacités cérébrales spécifiques, il serait responsable de ses actes envers la nature et devrait participer de manière consciente à son évolution en apprenant à l’appréhender de façon scientifique et rationnelle.

L’être humain étant aussi capable d’empathie, l’approche sensible a également toute sa place dans la vision multicentrique.

Tenir compte de l’autre, de sa différence, de ses particularités résume assez bien ce qu’est le multicentrisme.

Adam et Ève sur le divan

Henri Rousseau — Ève et le serpent (image recadrée)

Selon Abraham Maslow, docteur en psychologie, notre façon de percevoir la nature serait conditionnée par le contentement de certains besoins hiérarchisés les uns par rapport aux autres. Nous ne pouvons passer à la nécessité suivante que lorsque la précédente est satisfaite. Il y a d’abord le besoin de survie, ensuite celui de sécurité, puis nous commençons à tisser des liens avec notre entourage humain et non humain. Rassurés physiologiquement et affectivement, nous voulons encore assouvir notre exigence d’estime, de reconnaissance de notre originalité, nous voulons « être ». Il s’ensuit donc un besoin d’accomplissement, une volonté de développer nos capacités et nos dons.

Chaque besoin nous incite à regarder la nature de façon différente :

  • La vision anthropocentrique reflète des besoins de sécurité (posséder et stocker par peur du manque). Ce niveau égocentrique manque d’ouverture à l’altérité et induit des réponses simplistes : l’homme d’un côté, la nature de l’autre à sa totale disposition. 
  • Dans la conception biocentrique, la souffrance engendrée par la destruction de la vie déclenche une réaction entraînant le pendule à l’opposé par besoin de sécurité. Il faudrait rendre au vivant toute sa valeur. Mais n’y a-t-il pas là une absence de considération de l’altérité des humains ? 
  • Le point de vue écocentrique développe davantage la compréhension du vivant : l’humain prend conscience qu’il partage la planète. Cependant, la nature y apparaissant encore comme figée, l’écocentrisme néglige les évolutions possibles du vivant en fonction des mutations des individus ou des écosystèmes.
  • Enfin, dans l’appréhension multicentrique, les altérités sont reconnues. Elles reposent sur une maturité des individus, sur un accomplissement, sur une capacité de dialogue, de compréhension, de mise à plat des situations problématiques. Une réflexion sincère peut alors s’engager sur les intérêts de tout ce qui fait le monde : les humains, les animaux, les végétaux, et ce, dans leurs écosystèmes respectifs en tenant compte de l’instabilité, du « non-équilibre », des évolutions possibles et souhaitables sur le plan de l’écologie, mais aussi de l’éthique. 

Comme nous venons de l’exposer, le concept de nature est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Trop souvent, il est utilisé comme un joker jeté sur la table quand une situation nous dépasse et que nous ne savons pas l’envisager de façon sereine et mature. « C’est la nature ! », cet argumentum ad naturam est un procédé rhétorique, un biais, un sophisme dit de l’appel à la nature qui suppose qu’une chose est forcément bonne puisque naturelle ou bien mauvaise, car non naturelle. Les fameuses « lois de la nature » ne sont bien souvent qu’un prétexte à la déresponsabilisation, au manque de réflexion ou bien encore une quête de repères universels.

Les écosystèmes n’étant ni stables ni équilibrés dans le temps, est-il légitime de préserver à tout prix leur intégrité au risque d’entraver toute évolution ou tout changement futurs ? Les multiples perturbations engendrées par les catastrophes naturelles, les bactéries, les virus, les végétaux, les animaux… et les hommes poussent la nature à évoluer. La « cohésion » de la nature n’est donc que le résultat d’innombrables adaptations contraintes, bien loin du long fleuve tranquille et du paradis que l’on aime à imaginer.

Une fois ce métaconcept dénoué, intervenir dans la nature ne semble plus si choquant.

Après tout, ce n’est que le prolongement de l’évolution humaine qui reconnaîtrait enfin les intérêts des humains comme des non-humains.

Autrices : DP, MD & FP

  • [1] La forêt boréale, l’éco-conseil et la pensée complexe. Comprendre les humains et leurs natures pour agir dans la complexité. Aux éditions universitaires européennes, 2010, p. 83.
  • [2] Nicole Huybens, La forêt boréale, p. 94.

Allez plus loin

  • La nature n’existe pas — Pagure Mecha

Le collectif de « Question d’éthique » ne partage pas obligatoirement l’opinion des auteur·rices qu’il publie. Si l’article vous a intéressé·e, vous pouvez nous encourager, argumenter et/ou développer votre point de vue en commentaire ou en partageant. Il vous est même possible de rédiger un article réponse ou complémentaire. Pour cela, il faut qu’il soit correctement argumenté et sourcé. La correction de votre texte sera assurée par l’équipe de Question d’éthique avant toute mise en ligne.

Au plaisir de vous lire.
🙂


Laisser un commentaire